Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/1369

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que vous l’imaginez ; nous ne nous sommes pas bien entendus. Je n’avais pas le dessein de partir à ce moment, mais de me procurer le moyen de le faire à celui qui serait devenu convenable. Je voulais rendre hommage à la vérité, comme je sais faire ; puis m’en aller tout juste avant la dernière cérémonie ; je trouvais beau de tromper ainsi les tyrans. J’avais bien remâché ce projet, et je vous jure que ce n’était point la faiblesse qui me l’avait inspiré. Je me porte à merveille ; j’ai la tête aussi saine et le courage aussi vert que jamais. Il est très vrai que le procès actuel m’abreuve d’amertume et m’enflamme d’indignation ; j’ai cru que les fugitifs étaient aussi arrêtés[1]. Il est possible qu’une douleur profonde et l’exaltation de sentiments déjà terribles aient mûri, dans le secret de mon cœur, une résolution que mon esprit a revêtue d’excellents motifs.

Applée en témoignage dans l’affaire, j’ai trouvé que cela modifiait mon allure. J’étais fort décidée à profiter de cette occasion pour arriver au but avec plus de célérité ; je voulais tonner sans réserve, et finir ensuite ; je trouvais que cela même m’autorisait à ne rien taire, et qu’il fallait l’avoir en poche en se rendant à l’audience ; cependant je n’ai pas attendu d’en être pourvue pour soutenir mon caractère. Dans les heures d’attente que j’ai passées au greffe, au milieu de dix personnes, officiers, juges de l’autre section, etc., entendue d’Hébert et de Chabot, qui sont venus dans la pièce voisine, j’ai prié avec autant de force que de liberté. Mon tour pour l’audience n’est pas venu : on devait venir me chercher le second jour ensuite ; le troisième s’achève, et l’on n’a pas paru ; j’ai peur que ces drôles n’aient aperçu que je pourrais faire un épisode intéressant, et qu’il vaut mieux me rejeter après coup.

    ses Mémoires, une suffisante quantité d’opium pour pouvoir s’empoisonner. Je lui répondis négativement, en cherchant à lui prouver qu’il était aussi utile à la cause de la liberté qu’à sa gloire future qu’elle se résolût à monter su l’échafaud. C’est à cette lettre, la plus pénible que j’ai écrite de ma vie, qu’elle répond par celle du 26 octobre 1793.

  1. Les fugitifs, c’est-à-dire Buzot, Guadet, Petion, etc. À cette date, Madame Roland savait certainement que ses amis avaient quitté la Bretagne (20 septembre), avaient débarqué au Bac d’Ambès le 24, et se cachaient autour de Saint-Émilion, et elle avait pu voir dans les journaux une lettre du représentant en mission, Ysabeau, datée du 8 octobre, lue à la Convention le 15 (Moniteur du 16), où il disait : « Nous avons la preuve authentique que presque tous les députés fugitifs du Calvados et de la Vendée… sont à Bordeaux ou dans les environs ». Cf. P.V.C. de la Convention, 5 brumaire an ii (26 octobre), « lettre d’Ysabeau et de ses collègues, du 21 octobre, annonçant l’arrestation de Lavauguyon » . — Cf. Mém., I, 312. Dans cette page, écrite entre le 24 et le 26 octobre, Madame Roland dit : « Les fugitifs… errent à l’aventure… ».