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ANNÉE 1782.

m’ont raconté l’aventure, que je voudrais pour tout au monde avoir été à la place de Mme d’Eu ; que je ne concevais pas qu’on eût la mollesse d’écouter de pareilles impertinences sans faire rougir ceux qui avaient le front de les débiter à des gens honnêtes ; qu’il était vrai qu’on se liait les mains quand on voulait tout ménager, mais que c’était un esclavage volontaire et qu’au bout du compte on n’en était pas plus mal avec ces petites sottes, quand on les rangeait à leur devoir. J’étais vraiment agacée ; l’ami de V[in] m’a répondu tout bonnement : « Que voulez-vous ? Mme d’Eu n’est pas de grande défense ; elle n’a ni bouche, ni éperons ». Je ne la juge pas, lui dis-je ; je sais seulement que Mme de B[ray] ne m’en dirait sûrement pas autant qu’à elle, quoique je ne fasse pas grand bruit et que je veuille bien, assez souvent, garder le silence comme une jeune fille. Quant à la petite femme, je ne crois pas qu’elle me choisisse jamais pour sa confidente.

Le mari balbutiait comme tu sais ; c’était bien à lui que j’adressais l’épigramme des ménagements. Il me dit que sa femme avait donné à l’autre des raisons à sa portée, en lui remettant son propre intérêt devant les yeux. Il est bien question de raisonner avec des brutes qu’il faut mater ! Point, point d’énergie nulle part ; tous ces gens-là sont tiraillés par de petites considérations qui me les font toujours paraître plus petits ; je te jure que de tous nos habitants d’Amiens en bloc, étrangers et autres, je ne donnerais pas un iota.

La femme de chambre de Mme de Chuignes est venue me présenter de sa part compliments et heureux souhaits, témoignant pour elle des craintes de s’exposer au froid et pensant qu’il pouvait me gêner de sortir. C’est fort bien penser, ai-je répondu ; je ne sors pas de ma chambre, et je redoute le froid plus que Mme de Ch[uignes] ne peut le craindre. Du reste, beaucoup d’informations de toi, de nos santés ; beaucoup d’honnêtetés de part et d’autre. Je ne puis pas m’ôter de l’esprit que le dernier membre de la phrase de cette femme de chambre soit de son cru, tant il me semble mal digéré ; mais ce qu’il y a de sûr et ce que j’ai gardé in petto, c’est que de toutes les personnes que j’irai voir quand je sortirai, Mme de Ch[uignes] sera une des dernières.