Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/714

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appartient ; partant, votre premier meuble de ménage n’a pas été dédaigné.

Sais-tu que ces voisines sont bonnes à voir ? Elles sont d’une famille très nombreuse, honnête et singulièrement unie ; il serait possible que quelque cadet s’accommodât un jour de notre fille. On croit déjà qu’elle sera bien élevée, et, quoique ces gens aiment à pouvoir faire des chanoinesses, ils ont cependant ces mœurs qui font beaucoup apprécier les avantages personnels. Les mères ont le nez long et se trompent souvent avec cela ; mais enfin, ce sont de ces idées qui passent comme un zeste et auxquelles on n’attache pas plus d’importance qu’il ne convient.

J’ai reçu (puisque j’en suis aux réceptions) l’abbé Murier[1], qui est venu me demander à dîner ; c’était un vendredi, fort sagement choisi ; des œufs frais m’ont tirée d’affaire. Cet homme, qui a la mémoire d’un Hortensius et la langue de je ne sais qui, m’a entretenue comme un livre ; j’ignore s’il débite tout ce qu’il sait d’une première fois, mais il récite des vers tant qu’on veut ; il n’y a qu’à choisir : voulez-vous la Chartreuse de Gresset, les épîtres de l’abbé de Bernis, les beaux morceaux de Corneille, une tragédie de Racine ? Notre homme ouvre la bouche et cela coule de source, voire même, par-dessus le marché, des centaines de vers de sa façon, marchant toujours à sept, comme il se pratique quand on les fabrique à la toise. Autant que j’ai pu voir, son jugement est, avec sa mémoire, en raison inverse du carré des distances qu’embrasse cette mémoire ; c’est à peu près le même rapport entre sa discrétion et ses paroles. Ne voilà-t-il pas que cet original me parle de l’histoire de M. de Villers[2] ? J’ai l’air de n’y pas entendre, il persiste et me la conte sur le bout de son doigt, la tenant d’une femme de procureur, demeurant à Lyon, quartier Saint-Jean ; disant qu’elle a été racontée en opposition des sottises de Villefranche, etc.

  1. Jean-Baptiste Meurier, chanoine honoraire et ancien curé-sacristain de la collégiale (Alm. de Lyon, 1786). C’est à lui que le chanoine Dominique Roland avait succédé, en 1766, comme directeur spirituel des religieuses de l’Hôpital.
  2. Nous ne savons rien de cette brouille de 1786 entre Roland et M. de Villers.