Page:Roland Manon - Lettres (1780-1793).djvu/963

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Mon ami, la contre-révolution est commencée ici : c’est un pays perdu ; il est incurable. Il n’y a que la constance et la vigueur de la Révolution dans toute la France qui pourra le contraindre et définitivement le ramener un jour. Mais l’objet des ministres, du parti dominant et du plus grand nombre des membres de la municipalité, est de pousser le peuple ou de le laisser exciter, pour être autorisés à déployer la force, à réunir ici beaucoup de troupes et à s’y faire un point d’appui pour soutenir les mécontents et favoriser l’invasion des étrangers. Voilà le mot de l’énigme. Il est inutile d’en chercher un antre, et je l’avais trop bien deviné ! Cependant l’Assemblée nationale décrète des remerciements à cette municipalité. Juste ciel ! Bientôt elle votera des honneurs à ses bourreaux.

La chose publique a probablement perdu, et mon ami beaucoup gagné à son absence dans ce moment ; sa droiture et sa vigueur eussent pu déconcerter beaucoup de longueurs préméditées et de desseins pervers ; mais assurément on n’eût rien négligé pour lui faire un mauvais parti, et cela eût été facile. Maintenant, il n’a rien de mieux à faire que de se tenir où il est ; ses efforts seraient vains ; il serait seul contre tous. Je saisirai de la vérité ce que je pourrai, et vous en citerez pour le mieux. Ce ne sont pas tels et tels journaux qu’il faut faire parler, ce sont les comités de recherches qu’il serait bon de prévenir. Il y a ici si peu de patriotes et leurs ennemis sont si ardents, qu’ils risquent tout à se montrer. Une chose qui vous fera plaisir, c’est que, dans une assemblée tenue à Bourgoing, on a fait le projet de former un camp d’observation, composé de députés des gardes nationales de tout le Dauphiné ; ce camp aura pour objet de veiller sur les frontières de Savoie et de prévenir l’invasion qu’on attend. Le projet n’est pas encore arrêté ; mais on espère son exécution du patriotisme des Dauphinois. On nous promet des Bretons sous quinzaine. Comme il aurait été facile à notre municipalité, avec le seul secours des gardes nationales, de rétablir l’ordre et de prévenir les malheurs qui nous menacent ! Mais on veut des troupes réglées, et surtout des Allemands.

Mon cœur saigne de tout ce que je prévois ! Si mon ami risquait moins, ou que je pusse exister sans lui, je me tiendrais ici aux aguets pour révéler impitoyablement tout ce que j’apercevrais de perfide. Je n’ai pas de vos nouvelles depuis samedi, je n’en aurai, s’il y en a, qu’au bout de la huitaine, puisque je ne serai de retour au colombier que vendredi.

Adieu ; puissiez-vous me lire ! Mais je ne sais pas écrire doucement quand je pense vite, et je griffonne comme un chat. Mille choses à nos amis ; je n’ose