Page:Rolland - Colas Breugnon.djvu/328

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pour garder sa place, que l’on change d’esprit, je changerai, oui-dà, je saurai m’arranger pour changer, — en restant (bien entendu) le même. En attendant, de mon fauteuil je regarde changer le monde et disputer les jeunes gens ; je les admire et cependant, j’attends, discret, le bon moment pour les mener où je l’entends…

Mes gaillards se tenaient devant moi, autour de la table : Jean-François le bigot, à droite ; à gauche, Antoine le Huguenot, qui est établi à Lyon. Assis tous deux et sans se regarder, engoncés dans leur col, le cou raide et le croupion figé. Jean-François, florissant, les joues pleines, l’œil dur et le sourire aux lèvres, parlait de ses affaires intarissablement, se vantait, étalait son argent, ses succès, louait ses draps et Dieu qui les lui faisait vendre. Antoine, lèvres rasées, queue de barbe au menton, morose, droit et froid, parlait comme pour soi de son commerce de librairie, de ses voyages à Genève, de ses relations d’affaires et de foi, et louait aussi Dieu ; mais ce n’était le même. Chacun parlait à tour de rôle, sans écouter le chant de l’autre, et puis reprenait son refrain. Mais à la fin, tous deux, vexés, commencèrent à traiter des sujets qui pouvaient mettre hors des gonds le compagnon, celui-ci les progrès de la religion vraie, celui-là le succès de la vraie religion. Et cependant, ils s’obstinaient à s’ignorer ; et sans bouger, comme affligés tous les deux d’un torticolis, l’air furieux, d’une voix aigre, ils glapissaient leur mépris pour le Dieu de l’ennemi.