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Jean-Christophe

Michel. Louisa lavait le linge au fleuve. La porte s’ouvrit, et Melchior fit irruption. Il était sans chapeau, débraillé ; il exécuta pour entrer une sorte d’entrechat, et il alla tomber sur une chaise devant la table. Christophe commença à rire, pensant qu’il s’agissait d’une de ses farces habituelles ; et il vint vers lui. Mais dès qu’il le regarda de près, il n’eut plus envie de rire. Melchior était assis, les bras pendants, et regardait devant lui, sans voir, avec des yeux qui clignotaient ; sa figure était cramoisie ; il avait la bouche ouverte ; il en sortait de temps en temps un gloussement de rire stupide. Christophe fut saisi. Il crut d’abord que son père plaisantait ; mais quand il vit qu’il ne bougeait pas, il fut pris de peur.

— Papa ! papa ! cria-t-il.

Melchior continuait à glousser comme une poule. Christophe lui saisit le bras avec désespoir, et le secoua de toutes ses forces :

— Papa, cher papa, réponds-moi ! Je t’en supplie !

Le corps de Melchior vacilla comme une chose molle, faillit tomber ; sa tête s’inclina vers celle de Christophe ; il le regarda, en gargouillant des syllabes incohérentes et irritées. Quand les yeux de Christophe rencontrèrent ces yeux troubles, une terreur folle s’empara de lui. Il se sauva au fond de la chambre, se jeta à genoux devant le lit, et enfouit

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