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l’aube

presque sans plis, avec des moires luisantes et grasses. Christophe ne la voit plus ; il a fermé tout à fait les yeux, pour mieux l’entendre. Ce grondement continu le remplit et lui donne le vertige ; il est aspiré par ce rêve éternel et dominateur, qui va on ne sait où. Sur le fond tumultueux des flots, des rythmes précipités s’élancent avec une ardente allégresse. Et le long de ces rythmes, des musiques montent, comme une vigne qui grimpe le long d’un treillis : des arpèges de claviers argentins, des violons douloureux, des flûtes veloutées aux sons ronds… Les paysages ont disparu. Le fleuve a disparu. Il flotte une atmosphère étrange, tendre et crépusculaire. Christophe a le cœur tremblant d’émoi. Qu’est-ce donc qu’il voit maintenant ? Oh ! les charmantes figures !… — Une fillette aux boucles brunes l’appelle, langoureuse et moqueuse… Un visage pâlot de jeune garçon aux yeux bleus le regarde avec mélancolie… D’autres sourires, d’autres yeux, — des yeux curieux et provocants, dont le regard le fait rougir, — et des yeux affectueux et douloureux, comme un bon regard de chien, — et des yeux impérieux, et des yeux de souffrance… Et cette figure de femme, blême, les cheveux noirs, et la bouche serrée, dont les yeux semblent manger la moitié du visage, et le fixent avec une violence qui fait mal… Et la plus chère de toutes, celle qui

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