Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 1.djvu/216

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

toutes les émotions de la journée, qu’il n’eut pas la force de réfléchir à ce que venait de faire grand-père ; il n’eût même pas la force de toucher aux bonnes choses qu’il lui avait données. Il était brisé de fatigue, et s’endormit presque aussitôt.

Son sommeil était saccadé. Il avait de brusques détentes nerveuses, comme des décharges électriques, qui lui secouaient le corps. Une musique sauvage le poursuivait en rêve. Dans la nuit, il s’éveilla. L’ouverture de Beethoven entendue au concert grondait à son oreille. Elle remplissait la chambre de son souffle haletant. Il se souleva sur son lit, se frotta les yeux et les oreilles, se demandant s’il dormait. — Non, il ne dormait pas. Il la reconnaissait bien. Il reconnaissait ces hurlements de colère, ces aboiements enragés, il entendait les battements de ce cœur forcené qui saute dans la poitrine, ce sang tumultueux, il sentait sur sa face ces coups de vent frénétiques, qui cinglent et qui broient, et qui s’arrêtent soudain, brisés par une volonté d’Hercule. Cette âme gigantesque entrait en lui, distendait ses membres et son âme, et semblait leur donner des proportions colossales. Il marchait sur le monde. Il était comme une montagne, et des orages soufflaient en lui. Des orages de fureur ! Des orages de douleur !… Ah ! quelle douleur !… Mais cela ne faisait rien ! Il se sentait si fort !… Souffrir !

204