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l’aube

n’admettait point raillerie sur le respect qu’on lui devait : ils restèrent en froid pendant plus d’une semaine.

Plus le chemin était mauvais, plus Christophe le trouvait beau. La place de chaque pierre avait un sens pour lui ; il les connaissait toutes. Le relief d’une ornière lui semblait un accident géographique, à peu près du même ordre que le massif du Taunus. Il portait dans sa tête la carte des creux et des bosses de tout le pays qui s’étendait à deux kilomètres autour de sa maison. Aussi, quand il changeait quelque chose à l’ordre établi dans les sillons, ne se croyait-il pas beaucoup moins important qu’un ingénieur avec une équipe d’ouvriers ; et lorsqu’avec son talon il avait écrasé la crête sèche d’une motte de terre et comblé la vallée qui se creusait au pied, il pensait n’avoir point perdu sa journée.

Parfois on rencontrait sur la grande route un paysan dans sa carriole. Il connaissait grand-père. On montait auprès de lui. C’était le paradis sur terre. Le cheval filait vite, et Christophe riait de joie, à moins qu’on ne vint à croiser d’autres promeneurs : alors, il prenait un air grave et dégagé, comme quelqu’un qui est habitué à aller en voiture ; mais son cœur était inondé d’orgueil. Grand-père et l’homme causaient, sans s’occuper de lui. Blotti entre leurs genoux, écrasé par leurs cuisses,

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