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l’aube

Le malheur est qu’il ne pensait rien ; et il ne s’en souciait même pas. Il avait tout juste l’âme d’un comédien médiocre, qui soigne ses inflexions de voix, sans s’occuper de ce qu’elles expriment, et surveille avec une vanité anxieuse leur effet sur le public.

Le plus curieux, c’est que chez lui, malgré son souci constant de l’attitude en scène, comme chez Jean-Michel, malgré son respect craintif de toutes les conventions sociales, il y avait toujours quelque chose de saccadé, d’inattendu, d’hurluberlu, qui faisait dire aux gens que tous les Krafft étaient un peu timbrés. Cela ne lui nuisit pas d’abord ; il semblait que ces excentricités même fussent la preuve du génie qu’on lui prêtait ; car il est entendu parmi les gens de bon sens, qu’un artiste n’en saurait avoir. Mais on ne tarda pas à être fixé sur le caractère de ces extravagances : la source ordinaire en était la bouteille. Nietzsche dit que Bacchus est le dieu de la musique ; et l’instinct de Melchior était du même avis ; mais, en ce cas, son dieu fut bien ingrat pour lui : loin de lui donner les idées qui lui manquaient, il lui enleva le peu de celles qu’il avait. Après son absurde mariage, — absurde aux yeux du monde, et par conséquent aux siens, — il s’abandonna de plus en plus. Il négligea son jeu, — si sûr de sa supériorité, qu’en peu de temps

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