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Jean-Christophe

— « La pensée ! Parlons-en. Comme si vous la compreniez !… Mais que vous la compreniez, ou non, respectez, s’il vous plaît, la forme qu’elle s’est choisie. Avant tout, que la musique soit et reste de la musique ! »

D’ailleurs, ce grand souci que les artistes allemands prétendaient avoir de l’expression et de la pensée profonde était, selon Christophe, une bonne plaisanterie. De l’expression ? De la pensée ? Oui, ils en mettaient partout, — partout, également. Ils eussent trouvé de la pensée dans un chausson de laine, aussi bien — pas plus, pas moins, — que dans une statue de Michel-Ange. Ils jouaient avec la même énergie n’importe qui, n’importe quoi. Au fond, chez la plupart, l’essentiel de la musique était — prétendait-il — le volume du son, le bruit musical. Le plaisir de chanter, si puissant en Allemagne était en quelque sorte un plaisir de gymnastique vocale. Il s’agissait de se bien gonfler d’air et de le rejeter avec vigueur, fort, longtemps, et en mesure. — Et il décernait à telle grande chanteuse, en guise de compliment, un brevet de bonne santé.

Il ne se contentait pas d’étriller les artistes. Il enjambait la rampe, et rossait le public, qui assistait, bouche bée, à ces exécutions. Le public, ahuri, ne savait pas s’il devait rire ou se fâcher. Il avait tous les droits de crier à l’injustice : il avait pris bien garde de ne se mêler à aucune bataille d’art ; il se tenait prudemment en dehors de toute question brûlante ; et, de peur de se tromper, il applaudissait tout. Et voici que Christophe lui faisait un crime d’applaudir !… D’applaudir les méchantes œuvres ? — C’eût été déjà fort ! Mais Christophe allait plus loin : ce qu’il lui reprochait le plus d’applaudir, c’étaient les grandes œuvres :

— « Farceurs, leur disait-il, vous voudriez faire croire que vous avez tant d’enthousiasme que cela ?… Allons donc ! ne vous donnez pas tant de peine ! Vous prouvez justement le contraire de ce que vous voulez prouver. Applaudissez, si vous voulez, les œuvres ou les pages, qui, dans quelque mesure,

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