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Jean-Christophe

Ils se regardaient, consternés, reprochant aigrement à Mannheim le cadeau qu’il leur avait fait, en leur amenant ce fou. Mannheim, toujours riant, se fit fort de mater Christophe, à lui tout seul ; et il paria que, dès son prochain article, Christophe mettrait de l’eau dans son vin. Ils restèrent incrédules ; mais l’événement prouva que Mannheim ne s’était pas trop vanté. L’article suivant de Christophe, sans être un modèle de courtoisie, ne contenait plus aucune remarque désobligeante pour qui que ce fût. Le moyen de Mannheim était bien simple ; tous s’étonnèrent ensuite de n’y avoir pas songé plus tôt : Christophe ne relisait jamais ce qu’il écrivait dans la Revue ; et c’était à peine s’il lisait les épreuves de ses articles, très vite et fort mal. Adolf Mai lui avait fait plus d’une fois des observations aigres-douces à ce sujet : il disait qu’une faute d’impression déshonore une Revue ; et Christophe, qui ne regardait pas la critique tout à fait comme un art, répondait que celui dont il disait du mal le comprendrait toujours assez. Mannheim profita de l’occasion : il dit que Christophe avait raison, que la correction d’épreuves était un métier de prote ; et il offrit de l’en décharger. Christophe fut près de se confondre en remerciements ; mais tous lui dirent, d’un commun accord, que cet arrangement leur rendait service, en évitant à la Revue une perte de temps. Christophe abandonna donc ses épreuves à Mannheim, en le priant de les bien corriger. Mannheim n’y manqua point : ce fut un jeu pour lui. D’abord, il ne se risqua prudemment qu’à atténuer quelques termes, à laisser tomber çà et là quelques épithètes malgracieuses. Enhardi par le succès, il poussa plus loin ses expériences : il commença à remanier les phrases et le sens ; il déployait à cet exercice une vraie virtuosité. Tout l’art consistait, en conservant le gros de la phrase et son allure caractéristique, à lui faire dire exactement le contraire de ce que Christophe avait voulu dire. Mannheim se donnait plus de mal pour défigurer les articles de Christophe, qu’il n’en aurait eu à en écrire lui-même ;

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