Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/132

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

— Cela doit vous faire plaisir d’entendre parler français ? demanda-t-il.

Il croyait plaisanter : il avait touché juste.

— Ah ! fit-elle avec un accent de sincérité qui le frappa, cela me fait tant de bien ! J’étouffe ici.

Il la regarda mieux, cette fois : elle crispait légèrement les mains, et semblait oppressée. Mais aussitôt, elle songea à ce qu’il pouvait y avoir de blessant pour lui dans cette parole :

— Oh ! pardon, dit-elle, je ne sais pas ce que je dis.

Il rit franchement :

— Ne vous excusez donc pas ! Vous avez joliment raison. Il n’y a pas besoin d’être Français pour étouffer ici. Ouf !

Il leva les épaules, en aspirant l’air.

Mais elle avait honte de s’être ainsi livrée, et elle se tut désormais. D’ailleurs, elle venait de s’apercevoir que, des loges voisines, on épiait leur conversation ; et il le remarqua aussi avec colère. Ils s’interrompirent donc ; et, en attendant la fin de l’entr’acte, il sortit dans le couloir du théâtre. Les paroles de la jeune fille résonnaient à son oreille ; mais il était distrait : l’image d’Ophélie occupait sa pensée. Elle acheva de s’emparer de lui, dans les actes suivants ; et lorsque la belle actrice arriva à la scène de la folie et aux mélancoliques chansons d’amour et de mort, sa voix sut y trouver des accents si touchants, qu’il en fut bouleversé : il sentit qu’il allait se mettre à pleurer comme un veau. Furieux contre lui-même de ce qui lui semblait une marque de faiblesse — (car il n’admettait point qu’un vrai artiste pleurât), — et ne voulant pas se donner en spectacle, il sortit brusquement de la loge. Les couloirs, le foyer, étaient vides. Dans son agitation, il descendit les escaliers du théâtre, et sortit, sans s’en apercevoir. Il avait besoin de respirer l’air froid de la nuit, de marcher à grands pas dans les rues sombres et à demi désertes. Il se retrouva au bord d’un canal, accoudé sur le parapet de la berge, et contemplant l’eau silencieuse, où dansaient dans l’ombre les reflets des

120