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Jean-Christophe

plancher à tour de bras avec une chaise. Mannheim essayait de rire. Christophe voulut lui flanquer son pied au derrière. Mannheim se réfugia derrière la table, en se tordant. Mais Waldhaus le prit de très haut. Digne et gourmé, il s’évertuait à faire entendre, au milieu du vacarme, qu’il ne permettrait pas qu’on lui parlât sur ce ton, que Christophe aurait de ses nouvelles ; et il lui tendait sa carte. Christophe la lui jeta au nez :

— Faiseur d’embarras !… Je n’ai pas besoin de votre carte pour savoir qui vous êtes… Vous êtes un polisson et un faussaire !… Et vous croyez que je vais me battre avec vous ?… Une correction, c’est tout ce que vous méritez !…

De la rue, on entendait sa voix. Les gens s’arrêtaient pour écouter. Mannheim ferma les fenêtres. La visiteuse, effrayée, cherchait à s’enfuir ; mais Christophe bloquait la porte. Waldhaus blême et suffoqué, Mannheim bredouillant et ricanant, essayaient de répondre. Christophe ne les laissa point parler. Il déchargea sur eux tout ce qu’il put imaginer de plus blessant, et ne s’en alla que quand il fut à bout de souffle et d’injures. Waldhaus et Mannheim ne retrouvèrent la voix que quand il fut parti. Mannheim reprit vite son aplomb : les injures glissaient sur lui, comme l’eau sur les plumes d’un canard. Mais Waldhaus restait ulcéré : sa dignité avait été outragée ; et, ce qui rendait l’affront plus mortifiant encore, c’est qu’il avait eu des témoins : il ne pardonnerait jamais. Ses collègues firent chorus avec lui. De toute la Revue, Mannheim continua, seul, à n’en pas vouloir à Christophe : il s’était amusé de lui, tout son soûl ; il ne trouvait pas que ce fût payer trop cher, au prix de quelques gros mots, la pinte de bon sang qu’il s’était faite à ses dépens. Ç’avait été une bonne farce : s’il en avait été lui-même l’objet, il en eût ri tout le premier. Aussi, était-il prêt à serrer la main de Christophe, comme si rien ne s’était passé. Mais Christophe était plus rancunier, et repoussa toute avance. Mannheim ne s’en affecta point : Christophe

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