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la révolte

Il tourna le dos à la salle, et, regardant la fenêtre, il tira la langue. Elle éclata de rire, et, subitement réveillée, elle lui fit signe de s’asseoir auprès d’elle. Ils firent connaissance : elle était femme du professeur Reinhart, chargé du cours d’histoire naturelle à l’école, et nouvellement arrivé dans la ville, où ils ne connaissaient encore personne. Elle était loin d’être belle, le nez gros, de vilaines dents, peu de fraîcheur, mais des yeux vifs, assez spirituels, et un sourire bon enfant. Elle bavardait comme une pie : il lui donna la réplique avec entrain ; elle avait une franchise amusante, des boutades drôlatiques ; ils échangeaient en riant leurs impressions, tout haut, sans se préoccuper de ceux qui les entouraient. Leurs voisins, qui n’avaient pas daigné s’apercevoir de leur existence, tant qu’il eût été charitable de les aider à sortir de leur isolement, leur jetaient maintenant des regards indiscrets et mécontents : il était de mauvais goût de s’amuser autant… Mais ce qu’on pouvait penser d’eux était indifférent aux deux bavards : ils prenaient leur revanche.

À la fin, madame Reinhart présenta son mari à Christophe. Il était extrêmement laid : une figure blême, glabre, grêlée, un peu macabre, mais un air de grande bonté. Il parlait du fond de la gorge, et articulait les mots d’une manière sententieuse, ânonnante, en faisant des pauses entre les syllabes.

Ils étaient mariés depuis quelques mois, et ces deux laiderons étaient épris l’un de l’autre : ils avaient une façon affectueuse de se regarder, de se parler, de se prendre la main, au milieu de tout ce monde, — qui était comique et touchante. Ce que l’un voulait, l’autre le voulait aussi. Tout de suite, ils invitèrent Christophe à venir souper chez eux, au sortir de la réception. Christophe commença par se défendre, en plaisantant ; il disait que, pour ce soir, ce qu’on avait de mieux à faire, c’était d’aller se coucher : on était moulu d’ennui, comme si on avait fait une marche de dix

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