Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/217

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Il voyait maintenant les Reinhart, chaque jour, et souvent, plusieurs fois par jour. Ils passaient presque toutes leurs soirées ensemble. Après une journée, seul, concentré en lui-même, il avait un besoin physique de parler, de dire tout ce qu’il avait en tête, même si on ne le comprenait pas, de rire avec ou sans raison, de se dépenser, de se détendre.

Il leur faisait de la musique. N’ayant pas d’autre moyen de témoigner sa reconnaissance, il se mettait au piano, et jouait pendant des heures. Madame Reinhart n’était pas du tout musicienne, et elle avait grand peine à ne pas bâiller ; mais elle avait de la sympathie pour Christophe, et feignait de s’intéresser à ce qu’il jouait. Reinhart, sans être beaucoup plus musicien que sa femme, était touché, d’une façon toute matérielle, par certains morceaux de musique, certaines pages, certaines mesures ; et alors, il était remué violemment, jusqu’à en avoir les larmes aux yeux : ce qui lui semblait idiot. Le reste du temps, rien : c’était du bruit pour lui. Règle générale, d’ailleurs : il n’était jamais ému que par ce qu’il y avait de moins bon dans l’œuvre, — des passages tout à fait insignifiants. — Ils se persuadaient tous deux qu’ils comprenaient Christophe ; et Christophe voulait se le persuader aussi. Il lui prenait bien de temps en temps quelque envie malicieuse de se moquer d’eux : il leur tendait des pièges, il leur jouait des choses qui n’avaient aucun sens, d’ineptes pots-pourris ; et il leur laissait croire

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