Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/24

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Mais il était trop vivant pour se satisfaire longtemps de ces fumées. Il se lassa d’une possession illusoire, il voulut saisir ses rêves. — Par lequel commencer ? Ils lui paraissaient tous aussi importants l’un que l’autre. Il les tournait et les retournait ; il les rejetait, il les reprenait… Non, il ne les reprenait plus : ce n’étaient plus les mêmes, ils ne se laissaient pas attraper deux fois ; constamment, ils changeaient ; ils changeaient dans ses mains, sous ses yeux, tandis qu’il les regardait. Il fallait se hâter ; et il ne le pouvait point : il était confondu par sa lenteur au travail. Il eût voulu tout faire en un jour, et il avait une difficulté terrible à exécuter le moindre ouvrage. Le pire était qu’il s’en dégoûtait, quand il était encore au commencement. Ses rêves passaient, et il passait lui-même ; tandis qu’il faisait une chose, il regrettait de n’en pas faire une autre. Il semblait qu’il lui suffit d’avoir fait choix d’un de ses beaux sujets, pour que le beau sujet ne l’intéressât plus. Ainsi, toutes ses richesses lui étaient inutiles. Ses pensées n’étaient vivantes qu’à la condition qu’il n’y touchât point : tout ce qu’il réussissait à atteindre était déjà mort. C’était le supplice de Tantale : à portée de sa main, des fruits qui devenaient pierre, aussitôt qu’il les prenait ; près de ses lèvres, une eau fraîche, qui fuyait quand il se baissait vers elle.

Pour apaiser sa soif, il voulut se désaltérer aux sources qu’il avait conquises, à ses œuvres anciennes… La dégoûtante boisson ! À la première gorgée, il la recracha en jurant. Quoi ! cette eau tiède, cette musique insipide, c’était là sa

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