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la révolte

ses espoirs de succès, comme s’il eût voulu se persifler lui-même, puisqu’il se retrouvait en lui. Il s’acharnait froidement à détruire sa foi dans la vie, sa foi dans l’art, sa foi en soi. Il se donna lui-même en exemple, avec amertume, parlant de ses œuvres d’aujourd’hui, d’une façon insultante.

— Des cochonneries ! dit-il. C’est ce qu’il faut pour ces cochons. Est-ce que vous croyez qu’il y a dix personnes au monde, qui aiment la musique ? Est-ce qu’il y en a une seule ?

— Il y a moi ! dit Christophe, avec emportement.

Hassler le regarda, haussa les épaules, et dit, d’une voix lassée :

— Vous serez comme les autres. Vous ferez comme les autres. Vous penserez à arriver, à vous amuser, comme les autres… Et vous aurez raison…

Christophe essaya de protester ; mais Hassler lui coupa la parole, et, reprenant son cahier, se mit à critiquer aigrement les œuvres qu’il louait tout à l’heure. Non seulement il relevait avec une dureté blessante les négligences réelles, les incorrections d’écriture, les fautes de goût ou d’expression, qui avaient échappé au jeune homme ; mais il lui faisait des critiques absurdes, des critiques comme en eût pu faire le plus étroit et le plus arriéré des musiciens, dont lui-même, Hassler, avait eu, toute sa vie, à souffrir. Il demandait à quoi tout cela rimait. Il ne critiquait même plus, il niait : on eût dit qu’il s’efforçait d’effacer haineusement l’impression que ces œuvres lui avaient faite, en dépit de lui-même.

Christophe, consterné, n’essayait pas de répondre. Comment répondre à des absurdités, qu’on rougit d’entendre dans la bouche de quelqu’un qu’on estimait et qu’on aimait ? Au reste, Hassler n’écoutait rien. Il restait là, butté, le cahier fermé entre les mains, les yeux sans expression, la bouche amère. À la fin, il dit, comme si de nouveau il avait oublié la présence de Christophe :

— Ah ! la pire misère, c’est qu’il n’y a pas un homme, pas un qui soit capable de vous comprendre !

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