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la révolte

— Est-ce qu’il sent cela, vraiment ?

Mais il ne voyait dans ses yeux d’autre flamme que celle de la vanité satisfaite. Une force inconsciente remuait cette lourde masse. Cette force aveugle et passive était comme une armée, qui se bat, sans savoir contre qui, ni pourquoi. L’esprit des Lieder s’emparait d’elle, et elle obéissait en jubilant : car elle avait besoin d’agir ; et, livrée à elle-même, elle n’eût jamais su comment.

Christophe se disait qu’au jour de la Création, le grand sculpteur ne s’était pas donné beaucoup de peine pour mettre en ordre les membres épars de ses créatures ébauchées, et qu’il les avait ajustés, tant bien que mal, sans s’inquiéter s’ils étaient faits pour aller ensemble : ainsi, chacun se trouvait fabriqué avec des morceaux de toute provenance ; et le même homme était épars en cinq ou six hommes différents : le cerveau était chez l’un, chez un autre le cœur, chez un troisième le corps qui convenait à cette âme ; l’instrument était d’un côté, et l’instrumentiste de l’autre. Certains êtres restaient comme d’admirables violons, éternellement enfermés dans leur boîte, faute de quelqu’un qui sût en jouer. Et ceux qui étaient faits pour en jouer étaient, toute leur vie, obligés à se contenter de misérables crincrins. Il avait d’autant plus de raisons de penser ainsi, qu’il était furieux contre lui-même de n’avoir jamais été capable de chanter proprement une page de musique. Il avait la voix fausse, et ne pouvait s’écouter sans horreur.

Cependant, Pottpetschmidt, grisé par son succès, commençait à « mettre de l’expression » dans les Lieder de Christophe ; c’est-à-dire qu’il substituait la sienne à celle de Christophe. Celui-ci, naturellement, ne trouvait pas que sa musique gagnât au change ; et il s’assombrissait. Schulz s’en aperçut. Son manque de critique et l’admiration qu’il avait pour ses amis ne lui eussent pas permis de se rendre compte, par lui-même, du mauvais goût de Pottpetschmidt. Mais son affection pour Christophe lui faisait percevoir les

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