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Jean-Christophe

pressé. Il se remit en route, après avoir chargé la bonne femme de ses saluts pour les autres.

Il sortait du village, quand, au détour du chemin, sur un talus, au pied d’une haie d’aubépine, il vit l’aveugle assise. Elle se leva au bruit de ses pas, vint à lui, en souriant, lui prit la main, et dit :

— Venez !

Ils montèrent à travers prés, jusqu’à un petit champ ombragé et fleuri, tout parsemé de croix, qui dominait le village. Elle l’emmena près d’une tombe, et elle lui dit :

— C’est là.

Ils s’agenouillèrent tous deux. Christophe se souvenait d’une autre tombe, sur laquelle il s’était agenouillé avec Gottfried ; et il pensait :

— Bientôt ce sera mon tour.

Mais cette pensée n’avait, en ce moment, rien de triste. Une grande paix montait de la terre. Christophe, penché sur la fosse, criait tout bas à Gottfried :

— Entre en moi !…

Modesta, les doigts joints, priait, remuant les lèvres en silence. Puis elle fit le tour de la tombe, à genoux, tâtant avec ses mains la terre, les herbes et les fleurs ; elle semblait les caresser ; ses doigts intelligents voyaient : ils arrachaient doucement les tiges de lierre mortes et les violettes fanées. Pour se relever, elle appuya sa main sur la dalle ; Christophe vit ses doigts passer furtivement sur le nom de Gottfried, effleurant chaque lettre. Elle dit :

— La terre est douce, ce matin.

Elle lui tendit la main ; il donna la sienne. Elle lui fit toucher la terre humide et tiède. Il ne lâcha point sa main ; leurs doigts entrelacés s’enfonçaient dans la terre. Il embrassa Modesta. Elle l’embrassa aussi.

Ils se relevèrent tous deux. Elle lui tendit quelques violettes fraîches qu’elle avait cueillies, et garda les fanées dans son sein. Après avoir épousseté leurs genoux, ils sor-

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