Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/33

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Il allait à tâtons, tête baissée, emporté par les forces contradictoires qui s’entrechoquaient en lui, et jetant au hasard dans des œuvres incohérentes une vie fumeuse et puissante, qu’il ne savait pas exprimer, mais qu’il sentait avec une joie orgueilleuse.

La conscience de sa vigueur nouvelle fit qu’il osa regarder en face pour la première fois tout ce qui l’entourait, tout ce qu’on lui avait appris à honorer, tout ce qu’il respectait sans l’avoir discuté ; — et il le jugea aussitôt avec une liberté insolente. Le voile se déchira : il vit le mensonge allemand.

Toute race, tout art a son hypocrisie. Le monde se nourrit d’un peu de vérité et de beaucoup de mensonge. L’esprit humain est débile ; il s’accommode mal de la vérité toute pure ; il faut que sa religion, sa morale, ses États, ses poètes, ses artistes, la lui présentent enveloppée de mensonges. Ces mensonges s’accommodent à l’esprit de chaque race ; ils varient de l’une à l’autre : ce sont eux qui rendent si difficile aux peuples de se comprendre, et qui leur rendent si facile de se mépriser mutuellement. La vérité est la même chez tous ; mais chaque peuple a son mensonge, qu’il nomme son idéalisme ; tout être l’y respire, de sa naissance à sa mort : c’est devenu pour lui une condition de vie ; il n’y a que quelques génies qui peuvent s’en dégager, à la suite de crises héroïques, où ils se trouvent seuls, dans le libre univers de leur pensée.

Ce fut une occasion insignifiante qui révéla brusquement à Christophe le mensonge de l’art allemand. S’il ne l’avait point vu jusque-là, ce n’était pas faute de l’avoir toujours eu sous les yeux ; mais il en était trop près, il manquait de recul. Maintenant, la montagne lui apparaissait, parce qu’il s’en était éloigné.

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