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Jean-Christophe

imiter sans doute les peintres qu’il fréquentait, portait les cheveux longs, fumait silencieusement, mâchonnait des lambeaux de phrases qu’il n’achevait jamais, et faisait des gestes vagues dans l’air avec son pouce. Ehrenfeld, petit, chauve, souriant, avec une barbe blonde, et une figure fine et fatiguée, au nez busqué, écrivait dans la Revue les modes et la chronique mondaine. Il disait des choses très crues, d’une voix caressante ; il avait de l’esprit, mais méchant, et souvent ignoble. — Tous ces jeunes millionnaires étaient anarchistes, comme il convient : c’est le suprême luxe, quand on possède tout, de nier la société ; car on se dégage ainsi de ce qu’on lui doit. Tel, un voleur qui, après avoir détroussé un passant, lui dirait : « Qu’est-ce que tu fais encore ici ? Va-t’en ! Je n’ai plus besoin de toi. »

Christophe, dans tout le groupe, n’éprouvait de sympathie que pour Mannheim : c’était assurément le plus vivant des cinq ; il s’amusait de tout ce qu’il disait et de tout ce qu’on disait ; bégayant, bredouillant, ânonnant, ricanant, disant des coq-à-l’âne, il n’était pas capable de suivre un raisonnement, ni de savoir au juste ce qu’il pensait lui-même ; mais il était bon garçon, sans fiel contre qui que ce fût, et sans l’ombre d’ambition. À la vérité, il n’était pas très franc : il jouait toujours un rôle ; mais c’était innocemment, et cela ne faisait de tort à personne. Il s’emballait pour toutes les utopies baroques — généreuses, le plus souvent. Il était trop fin et trop moqueur pour y croire tout à fait ; il savait très bien garder son sang-froid, même dans ses emballements, et il ne se compromettait jamais dans l’application de ses théories. Mais il lui fallait une marotte : c’était un jeu pour lui, et il en changeait fréquemment. Pour l’instant, il avait la marotte de la bonté. Il ne lui suffisait pas d’être bon, naturellement ; il voulait paraître bon ; il professait la bonté, il la mimait. Par esprit de contradiction contre l’activité sèche et dure des siens, et contre le rigorisme, le militarisme, le philistinisme allemand, il était Tolstoyen, Nirvânien, évangéliste, boud-

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