Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 4.djvu/92

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
Jean-Christophe

être rien de plus que ce qu’elle était. Mais Christophe, un instant, avait eu foi en elle ; et le charme durait : il ne pouvait la juger d’une façon impartiale. Tout ce qu’elle avait de beau lui semblait n’être qu’à elle, être elle tout entière. Tout ce qu’elle avait de vulgaire, il le rejetait sur sa double race : la juive et l’allemande ; et peut-être, en voulait-il plus à celle-ci qu’à celle-là, car il avait eu à en souffrir davantage. Comme il ne connaissait encore aucune autre nation, l’esprit allemand était pour lui une sorte de bouc émissaire : il le chargeait de tous les péchés du monde. La déception que lui causait Judith lui était une raison de plus de le combattre : il ne lui pardonnait pas d’avoir brisé l’élan d’une telle âme.

Telle fut sa première rencontre avec Israël. Il en avait beaucoup espéré. Il avait espéré trouver dans cette race forte et à part des autres un allié dans sa lutte. Il perdit cet espoir. Avec la mobilité d’intuition passionnée, qui le faisait sauter d’un extrême à l’autre, il se persuada aussitôt que cette race était beaucoup plus faible qu’on ne le disait, et beaucoup plus ouverte — beaucoup trop ouverte — aux influences du dehors. Elle était faible de sa propre faiblesse et de toutes celles du monde, ramassées sur son chemin. Ce n’était pas encore là qu’il pouvait trouver le point d’appui pour poser le levier de son art. Il risquait bien plutôt de s’engloutir avec elle dans le sable du désert.

Ayant vu le danger, et ne se sentant pas assez sûr de lui-même pour le braver, il cessa brusquement d’aller chez les Mannheim. Il fut invité plusieurs fois, et s’excusa, sans donner de raisons. Comme il avait montré jusque-là un empressement excessif à venir, un changement aussi soudain fut remarqué : on le mit sur le compte de son « originalité » ; mais aucun des trois Mannheim ne douta que les beaux yeux de Judith n’y fussent pour quelque chose ; ce fut un sujet de plaisanterie, à table, de la part de Lothar et de Franz. Judith haussa les épaules, en disant que c’était une belle conquête ; et elle pria sèchement son frère « de ne

80