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Jean-Christophe

êtes. Débarbouillez-vous l’âme du fard dégoûtant de tous vos compromis et de toutes vos équivoques. Lavez-la à grande eau. Depuis combien de temps n’avez-vous pas vu vos traits dans un miroir ? Je m’en vais vous les montrer. Compositeurs, virtuoses, chefs d’orchestre, chanteurs, et toi, cher public, vous saurez une bonne fois qui vous êtes… — Soyez tout ce que vous voudrez ; mais, par tous les diables ! soyez vrais ! Soyez vrais, dussent les artistes et l’art — dussé-je moi-même être le premier à en souffrir ! Si l’art et la vérité ne peuvent vivre ensemble, que l’art disparaisse ! La vérité, c’est la vie. La mort, c’est le mensonge. »

Cette déclamation juvénile, outrée, tout d’une pièce, et d’assez mauvais goût, fit naturellement crier. Pourtant, comme tout le monde était visé, mais comme aucun ne l’était d’une façon précise, personne n’eut garde de se reconnaître. Chacun d’ailleurs est, se croit, ou se dit le meilleur ami de la vérité : il n’y avait donc pas de risques qu’on attaquât les conclusions de l’article. On fut seulement choqué du ton général ; on s’accordait à le trouver peu convenable, surtout de la part d’un artiste à demi officiel. Quelques musiciens commencèrent à s’agiter et protestèrent avec aigreur : ils prévoyaient que Christophe n’en resterait pas là. D’autres se crurent plus habiles, en félicitant Christophe de son acte de courage : ils n’étaient pas les moins inquiets sur les prochains articles.

L’une et l’autre tactique eurent même résultat. Christophe était lancé : rien ne pouvait l’arrêter ; et, comme il l’avait promis, tout y passa : les auteurs et les interprètes.

Les premiers sabrés furent les Kapellmeister. Christophe ne s’en tenait point à des considérations générales sur l’art de diriger l’orchestre. Il nommait par leurs noms ses confrères de la ville ou des villes voisines ; ou s’il ne les nommait point, les allusions étaient si claires, que nul ne s’y trompait. Chacun reconnaissait l’apathique chef d’orchestre de la cour, Alois von Werner, vieillard prudent, chargé d’honneurs, qui

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