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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

mais elle en doutait… Elle ne pouvait supporter de voir d’autres enfants ; elle pensait :

— Pourquoi ceux-là ne sont-ils pas morts ?

Il y avait, dans le quartier, une petite fille qui, de taille, de démarche, ressemblait à la sienne. Quand elle la voyait de dos avec ses petites nattes, elle en tremblait. Elle se mettait à la suivre ; et quand la petite se retournait, et qu’elle voyait que ce n’était pas elle, elle avait envie de l’étrangler. Elle se plaignait que les petites Elsberger, cependant bien tranquilles, bien comprimées par leur éducation, fissent du bruit, à l’étage au-dessus ; et dès que les pauvres enfants trottinaient dans leur chambre, elle envoyait sa domestique chez les voisins réclamer le silence. Christophe, qui la rencontra, une fois qu’il rentrait avec les fillettes, fut saisi du regard dur qu’elle leur jeta.

Un soir d’été que cette morte vivante s’hypnotisait dans son néant, assise dans l’obscurité, près de sa fenêtre, elle entendit jouer Christophe. Il avait l’habitude de rêver, au piano, à cette heure. Cette musique l’irrita, en troublant le vide où elle s’engourdissait. Elle ferma la fenêtre avec colère. La musique la poursuivit jusqu’au fond de la chambre. Mme Germain ressentit pour elle une sorte de haine. Elle eût voulu empêcher Christophe de jouer ; mais elle n’en avait aucun droit. Chaque jour, maintenant, à la même heure, elle attendait, avec une impatience irritée, que le piano commençât ; et lorsqu’il tardait,