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JEAN-CHRISTOPHE À PARIS

ivresse de souffrir, de jouir, et de créer, cette allégresse d’éteindre la vie lumineuse et ses ombres sublimes, qui était l’âme de son âme, le souffle du Dieu caché. Tout s’éclairait pour lui, maintenant, à distance. Le tumulte de ses désirs, le trouble de ses pensées, ses fautes, ses erreurs, ses combats acharnés, lui apparaissaient comme les remous et les tourbillons, qu’emporte le grand courant de la vie vers son but éternel. Il découvrait le sens profond de ces années d’épreuves : à chaque épreuve, c’était une barrière, que le fleuve grossissant faisait craquer, un passage d’une vallée étroite à une autre plus vaste, que bientôt il remplissait tout entière ; à chaque fois, la vue s’étendait, l’air devenait plus libre. Entre les coteaux de France et la plaine allemande, le fleuve s’était frayé passage, non sans luttes, débordant sur les prés, rongeant la base des collines, ramassant, absorbant les eaux venues des deux pays. Ainsi, il coulait entre eux, non pour les séparer, mais afin de les unir ; ils se mariaient en lui. Et Christophe prit conscience, pour la première fois, de sa destinée, qui était de charrier à travers les peuples ennemis, comme une artère, toutes les forces de vie de l’une et l’autre rives. — Étrange sérénité, calme et clarté soudains, qui lui apparaissaient, comme il arrive parfois, à l’heure la plus sombre… Puis, la vision se dissipa ; et, seule, reparut la figure douloureuse et tendre de la vieille maman.