Page:Rolland - Jean-Christophe, tome 7.djvu/91

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

79
DANS LA MAISON

de son mari, se faisant elle-même ses robes, ses chapeaux. Elle eût bien voulu aller de temps en temps au théâtre ; mais Arnaud n’y tenait guère : il était trop fatigué, le soir. Et elle se résignait.

Leur grande joie, c’était la musique. Ils l’adoraient tous deux. Il ne savait pas jouer, d’ailleurs ; et elle, n’osait pas, bien qu’elle sût ; quand elle jouait devant quelqu’un, même devant son mari, on eût dit un enfant qui pianotait. Cela leur suffisait pourtant ; et Gluck, Mozart, Beethoven, qu’ils balbutiaient, étaient des amis pour eux ; ils savaient leur vie en détail, et leurs souffrances les pénétraient d’amour et de pitié. Les beaux livres aussi, les bons livres, lus en commun, étaient un bonheur. Mais il n’y en a guère dans la littérature d’aujourd’hui : les écrivains ne s’occupent pas de ceux qui ne peuvent leur apporter ni réputation, ni plaisir, ni argent, comme ces humbles lecteurs, qu’on ne voit jamais dans le monde, qui n’écrivent nulle part, qui ne savent qu’aimer et se taire. Cette lumière silencieuse de l’art, qui prenait en ces cœurs honnêtes et religieux un caractère presque surnaturel, et leur affection commune, suffisaient à les faire vivre en paix, assez heureux, quoiqu’un peu tristes — (cela ne se contredit point), — bien seuls, un peu meurtris. Ils étaient l’un et l’autre très supérieurs à leur position. M. Arnaud était plein d’idées ; mais il n’avait ni le temps, ni le courage mainte-