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LES AMIES

son charme et dont plus d’un l’aimaient. Elle n’en aimait aucun, et flirtait avec tous. Elle ne se souciait pas du mal qu’elle pouvait faire. Une jolie fille se fait un jeu cruel de l’amour. Il lui semble tout naturel qu’on l’aime, et elle ne se croit tenue à rien qu’envers celui qu’elle aime ; volontiers, elle croirait que qui l’aime est déjà bien assez heureux. Il faut dire, pour son excuse, qu’elle ne se doute point de ce qu’est l’amour, quoiqu’elle y pense, toute la journée. On se figure volontiers qu’une jeune fille du monde, élevée dans l’atmosphère de serre-chaude d’une grande ville, est plus précoce qu’une fille des champs ; et c’est tout le contraire. Les lectures, les conversations, ont bien créé chez elle une hantise de l’amour, qui, dans sa vie inoccupée, frise souvent la manie ; il arrive même parfois qu’elle ait lu la pièce d’avance et en sache par cœur tous les mots. Aussi ne la sent-elle point. En amour comme en art, il ne faut pas lire ce que les autres ont dit, il faut dire ce qu’on sent ; et qui se presse de parler avant d’avoir rien à dire, risque fort de ne dire jamais rien.

Jacqueline, comme la plupart des jeunes gens, vivait donc au milieu de cette poussière de sentiments vécus par d’autres, qui, tout en