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LE BUISSON ARDENT

et mit sous le nez de Christophe un journal. Son portrait, en première page.

— C’est moi, dit Christophe. Livrez-moi.

— Levez-vous, dit le fermier.

Christophe se leva. L’homme lui fit signe de le suivre. Ils passèrent derrière la grange, prirent un sentier qui tournait, au milieu des arbres fruitiers. Arrivés à une croix, le fermier montra un chemin à Christophe, et lui dit :

— La frontière est par là.

Christophe reprit sa route, machinalement. Il ne savait pourquoi il marchait. Il était si las, si brisé de corps et d’âme qu’il avait envie de s’arrêter, à chaque pas. Mais il sentait que s’il s’arrêtait, il ne pourrait plus repartir, il ne pourrait plus bouger de l’endroit où il serait tombé. Il marcha, tout le jour encore. Il n’avait plus un sou pour acheter du pain. D’ailleurs, il évitait de traverser les villages. Par un sentiment bizarre qui échappait à sa raison, cet homme qui voulait mourir avait peur d’être pris ; son corps était comme un animal traqué qui fuit. Ses misères physiques, la fatigue, la faim, une terreur obscure qui se levait de son être épuisé, étouffaient pour l’instant sa détresse morale. Il aspirait seulement à trouver un asile, où il lui fût permis de s’enfermer avec elle et de s’en repaître.