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LA FIN DU VOYAGE

brouillard de souffrance. Il s’épuisait à comprendre… « Pourquoi l’avait-il connu ? Pourquoi l’avait-il aimé ? À quoi avait-il servi qu’Antoinette se dévouât ? Quel sens avaient toutes ces vies, toutes ces générations, — une telle somme d’épreuves et d’espoirs, — qui aboutissaient à cette vie et s’étaient engouffrées avec elle dans le vide ? »… Non-sens de la vie. Non-sens de la mort. Un être raturé, escamoté, toute une race disparue, sans qu’il en reste aucune trace. On ne sait ce qui l’emporte, de l’odieux ou du grotesque. Il lui venait un rire mauvais, rire de haine et de désespoir. Son impuissance d’une telle douleur, sa douleur d’une telle impuissance, le tuaient. Il avait le cœur broyé…

Nul bruit dans la maison, que les pas du docteur, sortant pour ses visites. Christophe avait perdu toute notion du temps, lorsque Anna parut. Elle portait le dîner sur un plateau. Il la regarda sans faire un mouvement, sans même remuer les lèvres, pour remercier ; mais dans ses yeux fixes, qui semblaient ne rien voir, l’image de la jeune femme se grava avec une netteté photographique. Longtemps après, quand il la connut mieux, c’est ainsi qu’il continua de la voir ; les images plus récentes ne parvinrent pas à