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LE BUISSON ARDENT

affreux tumulte de douleur, — « le cri de détresse d’un être demeuré seul dans une vaste étendue dépeuplée… »

La misère du monde est qu’on n’y a presque jamais un compagnon. Des compagnes peut-être, et des amis de rencontre. On est prodigue de ce beau nom d’ami. En réalité, on n’a guère qu’un ami dans la vie. Et bien rares, ceux qui l’ont. Mais ce bonheur est si grand qu’on ne sait plus vivre, quand on ne l’a plus. Il remplissait la vie, sans qu’on y eût pris garde. Il s’en va : la vie est vide. Ce n’est pas seulement l’aimé qu’on a perdu, c’est toute raison d’aimer, toute raison d’avoir aimé. Pourquoi a-t-il vécu ? Pourquoi a-t-on vécu ?

Le coup de cette mort était d’autant plus terrible pour Christophe qu’elle le frappait à un moment où son être se trouvait déjà secrètement ébranlé. Il est, dans la vie, des âges où s’opère, au fond de l’organisme, un sourd travail de transformation ; alors, le corps et l’âme sont plus livrés aux atteintes du dehors ; l’esprit se sent affaibli, une tristesse vague le mine, une satiété des choses, un détachement de ce qu’on a fait, une incapacité de voir encore ce qu’on pourra faire d’autre. Aux âges où se produisent ces crises, la plupart des hommes sont liés par les devoirs domestiques : sauvegarde pour eux,