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LE BUISSON ARDENT

— Mon petit…

Le pire était l’impression de « déjà vécu » : il l’avait, à chaque pas. Incessamment, il retrouvait les mêmes gestes, les mêmes mots, le retour perpétuel des mêmes expériences. Tout lui était connu, il avait tout prévu. Telle figure qui lui rappelait une figure ancienne allait dire — (il en était sûr d’avance) — disait les mêmes choses qu’il avait entendu dire à l’autre ; les êtres analogues passaient par des phases analogues, se heurtaient aux mêmes obstacles, et s’y usaient de même. S’il est vrai que « rien ne lasse de la vie, comme le recommencement de l’amour », combien plus ce recommencement de tout ! C’était hallucinant. — Christophe tâchait de n’y pas penser, puisqu’il était nécessaire de n’y pas penser pour vivre, et puisqu’il voulait vivre. Hypocrisie douloureuse, qui ne veut point se connaître, par honte, par piété même, invincible besoin de vivre qui se cache ! Sachant qu’il n’est pas de consolation, il se crée des consolations. Convaincu que la vie n’a pas de raisons d’être, il se forge des raisons de vivre. Il se persuade qu’il faut qu’il vive, alors que personne n’y tient que lui. Au besoin, il inventera que le mort l’encourage à vivre. Et il sait qu’il prête au mort les paroles qu’il veut lui faire dire. Misère !…