Page:Rolland - L’Âme enchantée, tome 2.djvu/87

La bibliothèque libre.
Cette page n’a pas encore été corrigée

pas moins. Chacun est pris par sa peine et par son effort. Et chacun voit dans l’autre, moins un frère de misère qu’un rival, dont la part est coupée aux dépens de la sienne…

Annette lut ce sentiment chez les femmes, avec qui elle se trouva en concurrence ; et elle le comprit : car elle était parmi elles, une privilégiée. Si elle travaillait pour ne pas être à charge à sa sœur, sa sœur n’en était pas moins là : elle était préservée des risques de la misère. Elle ne connaissait pas l’incertitude fébrile du lendemain. Elle jouissait de son enfant ; nul ne prétendait le lui arracher. Comment comparer son sort à celui de cette femme, dont elle avait appris l’histoire, — une institutrice révoquée, parce qu’elle avait eu, comme Annette, l’audace d’être mère ! — À vrai dire, elle avait été d’abord tolérée dans l’enseignement, à condition de dissimuler sa maternité. Exilée dans un poste de disgrâce, au fond d’une campagne, elle avait dû éloigner d’elle l’être de sa chair. Mais elle ne put s’empêcher de courir à lui, quand il était malade. Le secret fut divulgué, et la vertueuse campagne férocement s’égaya. L’autorité universitaire, bien entendu, sanctionna la justice populaire, en jetant sur le pavé les deux insoumis au Code. Et c’était à eux qu’Annette venait disputer leur maigre nourriture ! Elle évitait de se présenter aux places que l’autre postulait. Mais on la préférait. Justement parce qu’elle les recherchait moins âprement, parce qu’elle en avait moins besoin. On n’estime pas ceux qui ont faim. — Aussi, les malheureuses qu’elle supplantait la traitaient en intruse qui les volait. Elles se savaient injustes ; mais l’injustice soulage, quand on est victime de l’injustice. Annette découvrit la plus grande guerre, — la guerre des travailleurs, non pas contre la nature ou contre les circonstances, — non pas contre les riches, pour leur arracher le pain, — la guerre des travailleurs contre les tra-