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LES PRÉCURSEURS

camarades morts, moignons sanglants que cache de sa mousse, pourriture vivante, semble-t-il, l’eau oxygénée, visions rouges entrevues partout durant ces jours de terrifiante et morne vie, vous accoures tumultueuses et atroces. Et comme le poète, je dirais volontiers :

« À peu s’en faut que le cœur ne me fende !… »

Et pour conclure sa philippique, il cède la parole à un autre soldat, écrivain comme lui, G. Thuriot-Franchi, — qui, dans le même style de combat, sans fard, sans réticence, renfonce leurs rodomontades dans le bec des matamores de l’écritoire :[1]

« Trop jeunes ou trop vieux, des poètes en pyjama, jaloux sans doute des stratèges en pantoufles, croient devoir prodiguer le chant patriotique. Les cuivres de la rhétorique tempêtent ; l’invective est devenue l’argument préféré ; mille bas-bleus, abusivement de la Croix-Rouge, se découvrent à la promenade où l’on papote, des sentiments Spartiates, des élans d’amazones : d’où pléthore de sonnets, odes, stances, etc., où, pour parler le charabia du critique mondain, « la plus rare sensibilité se marie heureusement au sentiment patriotique le plus pur. » — Mais f…ez-nous la paix, bon Dieu ! Vous ne voyez rien, taisez-vous ! »

Tel est l’ordre de silence, qu’intime avec verdeur un soldat du front aux faux guerriers de l’arrière. S’ils aiment le style « poilu », ils sont servis à souhait. Ceux qui viennent de voir la mort en face ont bien gagné le droit de dire la vérité en face aux « amateurs » de la mort… des autres.


(Revue Mensuelle, Genève, octobre 1917.)
  1. G. Thuriot-Franchi : Les Marches de France.