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LES PRÉCURSEURS

un musicien. Je lui plaisais ainsi. Nous étions heureux, nous nous aimions… Et une fois, parce que la mode a changé, elles veulent avoir des meurtriers ! comprends-tu cela ? »

Sa voix retombe, gémit :

« — La mienne aussi fut crâne. Pas de larmes ! J’attendais, j’attendais toujours, quand elle commencerait à crier, quand elle me supplierait enfin de descendre, de ne pas partir, d’être lâche, pour elle !… Mais elles n’ont pas eu le courage ; aucune n’a eu le courage ; elles veulent seulement être crânes. Pense un peu ! Pense un peu !… Elle a fait des signes avec le mouchoir, comme les autres ».

Il agite les bras, comme s’il prenait le ciel à témoin :

« — Le plus affreux, tu veux le savoir ? Le plus affreux a été la désillusion, le départ. Pas la guerre. La guerre est comme elle doit être. Est-ce que cela t’a surpris qu’elle soit cruelle ? Seul, le départ a été une surprise. Que les femmes soient cruelles, voilà la surprise ! Qu’elles puissent sourire et jeter des roses ; qu’elles livrent leurs maris, leurs enfants, leurs petits, qu’elles ont mille fois mis au lit, bordés, caressés, qu’elles ont fabriqués d’elles-mêmes… Voilà la surprise ! Qu’elles nous ont livrés, qu’elles nous ont envoyés, envoyés à la mort ! Parce que chacune aurait été gênée de n’avoir pas son héros. Oh ! ç’a été la grande désillusion, mon cher… Ou crois-tu que nous y serions allés, si elles ne nous avaient pas envoyés ? Le crois-tu ?… Aucun général n’aurait rien pu, si les femmes ne nous avaient pas fait empiler dans le train, si elles nous avaient crié qu’elles ne nous reverraient plus, si nous étions des meurtriers. Pas un n’y serait allé, si elles avaient juré qu’aucune ne coucherait avec un homme qui aurait défoncé le crâne à des hommes, fusillé des hommes, éventré des hommes ! Pas un, je vous le dis !… Je ne voulais pas le croire qu’elles pourraient le supporter ainsi !