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LES PRÉCURSEURS

d’eux. Et le mourant ne cesse de parler de la marche de Rakoczy. Il revoit le cadavre d’un jeune officier, à la tête arrachée et portant, à la place, enfoncé dans le cou, le disque du gramophone. Dans son délire, il imagine que l’on a changé la tête à tous les soldats, à tous les officiers, à lui-même, et qu’on l’a remplacée par des plaques de gramophones. C’est pourquoi il est si facile de les mener à la boucherie ! L’agonisant se frappe furieusement, pour arracher la plaque et meurt. Sur quoi, le vieux major dit avec emphase : « Il est mort en vrai Hongrois ! avec la marche de Rakoczy aux lèvres. »

Heimkehr (Le Retour) raconte le retour au pays d’un blessé de la guerre. Johann Bogdan, qui était le coq du village, y revient défiguré. À l’hôpital on lui a refait le visage, avec des lambeaux de chair coupés et greffés. Quand il se voit dans le miroir, il s’épouvante. Au village, on ne le reconnaît plus. Seul, un bossu, qu’il méprise, l’humilie de sa familiarité. Le pays est transformé. On y a installé une fabrique de munitions. La promise de Bogdan, Marcsa, y travaille, et elle est devenue la maîtresse du patron. Bogdan voit rouge ; il tue le patron d’un coup de couteau. Il est assommé aussitôt après. — On sent, dans cette nouvelle, monter la révolution : elle s’empare, malgré lui, du cœur de Bogdan qui était, de nature, foncièrement, stupidement conservateur. Vision menaçante du retour des poilus de toutes les armées, qui se vengent de ceux qui les ont envoyés à la mort en restant à l’arrière, pour jouir et spéculer.

J’ai réservé pour la fin la troisième nouvelle, qui tranche sur les autres par la sobriété de l’émotion : Der Sieger (Le Vainqueur). Ailleurs, le tragique se montre à nu, et saignant. Ici, il se recouvre du voile de l’ironie. Il n’en est que plus redoutable. Sous le ton calme du