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LES PRÉCURSEURS

récit, la révolte frémit ; l’âpre satire cloue les bourreaux au pilori.

« Le Vainqueur », c’est S. E. le Oberkommandant d’armée, le célèbre généralissime X, connu dans toute la presse sous le nom de : « Le vainqueur de *** ». Il est là, dans toute sa gloire, sur la grand’ place de la ville qui est le siège de l’Oberkommando, et où il est le maître absolu : il peut tout faire et tout défaire. C’est l’heure de la musique. Une belle après-midi d’automne. S. E. est à sa table de café, en plein air, au milieu de brillants officiers et de dames élégantes. À soixante kilomètres du front. Par son ordre absolu, défense est faite aux médecins de laisser sortir les mutilés ou convalescents dont l’aspect déplaisant pourrait troubler la satisfaction des bien portants : on les consigne à l’hôpital, comme déprimants pour l’enthousiasme public. — La nouvelle décrit les heures charmantes que passe, ce jour-là, S. E. Il trouve la guerre une chose excellente : a-t-on jamais été plus gais ! Et quelle mine magnifique ont ces jeunes gens qui reviennent du front ! « Croyez-moi, le monde n’a jamais été aussi sain qu’aujourd’hui ». Toute la société abonde en ce sens et célèbre les effets bienfaisants de la guerre. S. E. digère son heureuse fortune, ses titres, ses décorations, récolte d’une seule année de guerre, après avoir croupi trente-neuf ans dans la paix et la médiocrité. Un vrai miracle. Il est devenu un héros national : il a son auto, son château, son maître-cuisinier, une chère exquise, un train de maison seigneurial — et le tout, sans qu’il lui en coûte un sou. Un seul point sombre : la pensée que ce conte de fées pourrait disparaître brusquement comme il est venu, et le laisser choir dans l’ignoble médiocrité. Si l’ennemi réussissait à forcer la ligne de tranchées ?… Mais non. Il se rassure. Tout va bien. La grande offensive ennemie, annoncée depuis trois mois, déclenchée depuis vingt-quatre heures, se heurte à un mur de fer.