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LES PRÉCURSEURS

monstrueux. Jamais elle n’a été plus forte, plus brutale, plus générale. Et jamais elle n’a été plus exaltée. Un intéressant chapitre montre que les apologistes de la guerre sont rares, dans le passé[1] : même chez les poètes d’épopées guerrières, qui chantent l’héroïsme, la guerre ne rencontre que des paroles de crainte et de réprobation. Le plaisir de la guerre (Krieglust), de la guerre en soi, est, en littérature, quelque chose de moderne. Il faut arriver jusqu’aux de Moltke, aux Steinmetz, aux Lasson, aux Bernhardi, et aux Roosevelt, pour entendre célébrer la guerre, avec des accents de jubilation quasi-religieuse. Et il faut aussi arriver jusqu’à la mêlée actuelle, pour voir les armées, qui dans l’antiquité grecque ne dépassaient pas 20.000 hommes, 100 à 200.000 dans l’antiquité romaine, 150.000 au XVIIIe siècle, 750.000 sous Napoléon, 2 millions et demi en 1870, atteindre dix millions dans chaque camp[2]. La crue est prodigieuse et prodigieusement récente. Même en admettant un choc prochain entre Européens et Mongols, cette progression ne peut matériellement continuer, au delà de deux générations : le nombre de la population du globe n’y suffirait pas.

Mais Nicolaï ne s’émeut pas de l’énormité du monstre qu’il combat. Bien plus ! il y voit une raison de confiance en la victoire de sa propre cause. Car la biologie lui a révélé la mystérieuse loi de giganthanasie. Un des plus importants principes de la paléontologie établit que tous les animaux (à l’exception des insectes, qui justement pour cela sont, avec les brachiopodes, la race la plus ancienne de la terre), toutes les espèces au cours des siècles, ne cessent de croître, et qu’à l’instant où elles semblent les plus grandes et les plus fortes, elles disparaissent d’un coup. Dans la

  1. Chapitre xiv. — Il prête d’ailleurs à discussion.
  2. Chapitres v et vi.