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LES PRÉCURSEURS

La guerre est donc endémique ; et tous les citoyens de ces démocraties, les fourmis ouvrières, sont appelés à y prendre part. Dans certaines espèces (Pheidole pallidula), la classe militaire est distincte de la classe ouvrière ; le soldat ne se mêle nullement aux travaux domestiques, vit une vie de garnison oisive, sans rien faire, sauf aux heures où il doit défendre les portes avec sa tête[1]. Nulle part on ne voit de chefs, (du moins, de chefs permanents) : ni rois, ni généraux. Les armées expéditionnaires du Polyergus rufescens, qui varient, dans leur nombre, de cent à deux mille fourmis, obéissent à des courants, qui paraissent venir de petits groupes, épars ici ou là, tantôt en tête, tantôt en queue. On voit, au milieu d’une marche, le gros de la colonne s’arrêter brusquement, indécise, immobile, comme paralysée ; puis, soudain, l’initiative jaillit d’un petit noyau de fourmis qui se jettent au milieu des autres, les frappent du front, s’élancent dans une direction et les entraînent.

La Formica sanguinea pratique habilement une tactique de combat, que Forel a décrite après Huber. Ce n’est pas l’ordre compact, à la Hindenburg, mais des pelotons espacés, que relient constamment des courriers. Elles n’attaquent pas de front, mais cherchent à surprendre de côté, épient les mouvements de l’ennemi, visent, comme Napoléon, à être, par la rapidité de leur concentration, les plus fortes sur un point et à une minute donnés, savent aussi, comme lui, agir sur le moral de l’adversaire, saisissent l’instant psychologique où cède le courage ou la foi de l’ennemi, et, à cette seconde même, se précipitent sur lui avec une furie irrésistible, sans plus se soucier du nombre : car elles savent qu’à présent une d’entre elles en vaut cent des autres

  1. On l’utilise aussi à l’office de boucher : il découpe les proies en petits morceaux.