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LES PRÉCURSEURS

dans le cas présent, l’oubli sera difficile : les intellectuels ont brûlé leurs vaisseaux. Au début de la guerre, on pouvait encore espérer qu’une partie de ceux qu’avaient emportés les aveugles passions des premiers jours, au bout de quelques mois reconnaîtraient loyalement leur erreur. Ils ne l’ont pas voulu. Ni de l’un, ni de l’autre côté, aucun n’y a consenti. On peut même observer qu’à mesure que se déroulent les conséquences désastreuses pour la civilisation européenne, ceux qui avaient la garde de cette civilisation et qui sentent peser sur eux une part de la responsabilité, plutôt que de se reconnaître en faute, font tout pour s’enfoncer dans leur aveuglement. Comment donc espérer, quand, la guerre finie, la preuve sera faite des désastres auxquels il a conduit, que l’orgueil intellectuel se résoudra à dire : « Je me suis trompé » ? — Ce serait trop demander. Cette génération est, je le crains, condamnée à traîner, jusqu’à sa fin, sa maladie d’esprit et son obstination. De ce côté, peu d’espoir : attendre qu’elle finisse.

Ceux qui rêvent de renouer les relations entre les peuples doivent tourner leur espérance vers l’autre génération, celle qui saigne dans les armées. Puisse-t-elle être conservée ! Elle a été terriblement éclaircie par les coupes que la guerre y a faites. Elle risquerait d’être anéantie, si la guerre se prolonge et s’étend, comme il est possible : — tout est possible ! L’humanité se trouve, tel Hercule, au carrefour : Ercole in bivio ; et l’une des routes au seuil de laquelle il hésite, conduit (si l’Asie entre en jeu, et si s’accentue encore le caractère de destruction atroce, dont l’Allemagne a donné l’exemple, fatalement suivi par les autres) au hara-kiri européen. — Mais à l’heure qu’il est, nous avons encore le droit d’espérer que la jeunesse d’Europe qui est aux armées survivra en assez grand nombre pour accomplir sa mission d’après-guerre : réconcilier les pensées des