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LES PRÉCURSEURS

universelle, et, le pire, anonyme ; le sabre irresponsable règne. Le Parlement n’existe plus, la presse n’existe plus ; même le chancelier, et jusqu’à l’Empereur, sont soumis à ce mystérieux « Inconnu, der die Macht hat in Deutschland. » Nicolaï a longtemps attendu que d’autres, plus qualifiés que lui, protestassent. En vain. La peur, la corruption, le manque de caractère étouffent toutes les révoltes. L’esprit de l’Allemagne se tait. — Et lui aussi, peut-être, Nicolaï, se serait tu jusqu’à la fin, dit-il, par ce sentiment de loyalisme chevaleresque, auquel on se croit obligé, en temps de guerre, si « le pouvoir inconnu » ne l’avait poussé à bout, acculé jusque dans ses derniers retranchements. Après lui avoir tout pris, après l’avoir dépouillé de ses honneurs, de sa situation, de tout l’agrément de la vie, et même du nécessaire, on a voulu lui arracher la seule chose qui lui restât et qu’il ne pouvait pas donner : sa conscience. C’en était trop. Il partit. « J’ai dû laisser l’empire allemand, parce que je crois être un bon Allemand. »

Pour que nous comprenions sa détermination, il nous met sous les yeux le tableau des quatre ans de luttes journalières qu’il lui a fallu livrer en Allemagne, avant d’en arriver là. — Quoi qu’il pensât de la guerre, lorsqu’elle éclata, il se mit à la disposition de l’autorité militaire, mais à titre de médecin civil (vertraglich verpflichteter Zivilarzt). On le nomma médecin en chef, au nouvel hôpital de Tempelhof ; ce poste lui laissait la possibilité de continuer ses cours publics à l’Université de Berlin. Mais, en octobre 1914, il se fit, avec le prof. Fr. W. Foerster, le prof. A. Einstein et le Dr  Buek, le promoteur d’une protestation très vive contre le fameux manifeste des 93. La sanction ne se fit pas attendre. Il fut aussitôt déplacé, nommé simple médecin assistant à l’hôpital de contagieux de la petite forteresse de Graudenz. Il