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LES PRÉCURSEURS

tous les Dieux — ont apporté leur torche. Le Christ même. Il n’est pas de pays belligérant ou neutre (y compris les deux Suisses, allemande et romande), qui n’ait trouvé dans l’Évangile des armes pour maudire ou pour tuer.

Mais ce qui est aujourd’hui plus rare que l’héroïsme, plus rare que la beauté, plus rare que la sainteté, c’est une conscience libre. Libre de toute contrainte, libre de tout préjugé, libre de toute idole, de tout dogme de classe, de caste, de nation, de toute religion. Une âme qui ait le courage et la sincérité de regarder avec ses yeux, d’aimer avec son cœur, de juger avec sa raison, de n’être pas une ombre, — d’être un homme.

Cet exemple, Tolstoy le donna, au suprême degré. Il fut libre. Toujours il regarda les choses et les hommes, de ses yeux d’aigle, droit en face, sans cligner. Ses affections mêmes ne portèrent pas atteinte à son libre jugement. Et rien ne le montre mieux que son indépendance à l’égard de celui qu’il estima le plus, — le Christ. Ce grand chrétien ne l’est pas par obéissance au Christ ; cet homme qui consacra une partie de sa vie à étudier, expliquer, répandre l’Évangile, n’a jamais dit : « Cela est vrai, parce que l’Évangile l’a dit. » Mais : « l’Évangile est vrai parce qu’il a dit cela. » Et cela, c’est vous-même, c’est votre raison libre, qui êtes juge de sa vérité.

Dans un texte peu connu, et, je crois, encore inédit, — le Récit fait par le paysan Michel Novicov d’une nuit passée à Iasnaïa-Poliana, le 21 octobre 1910, (huit jours avant que Tolstoy ne s’enfuît de la maison familiale ) — Tolstoy cause, chez lui, avec quelques paysans. Parmi eux, deux jeunes gens du village, qui venaient de recevoir l’ordre de se présenter au bureau de recrutement. On discute sur le service militaire. L’un des jeunes gens, qui était social-démocrate, dit qu’il servira, non pas le trône et l’autel, mais l’État et la nation.