Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/147

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mariage, qu’il ne peut exister de mariage chrétien, que le mariage, au point de vue chrétien, n’est pas un élément de progrès, mais de déchéance, que l’amour, ainsi que tout ce qui le précède et le suit, est un obstacle au véritable idéal humain[1]… »

Mais ces idées ne s’étaient jamais formulées en lui avec cette netteté, avant qu’elles fussent sorties de la bouche de Posdnicheff. Comme il arrive souvent chez les grands créateurs, l’œuvre a entraîné l’auteur ; l’artiste a devancé le penseur. — L’art n’y a rien perdu. Pour la puissance de l’effet, pour la concentration passionnée, pour le relief brutal des visions, pour la plénitude et la maturité de la forme, nulle œuvre de Tolstoï n’égale la Sonate à Kreutzer.

Il me reste à expliquer son titre. — À vrai dire, il est faux. Il trompe sur l’œuvre. La musique ne joue là qu’un rôle accessoire. Supprimez la sonate : rien ne sera changé. Tolstoï a eu le tort de mêler deux questions qu’il prenait à cœur : la puissance dépravante de la musique et celle de l’amour. Le démon musical méritait une œuvre à part ; la place que Tolstoï lui accorde en celle-ci est insuffisante à prouver le danger qu’il dénonce. Je dois m’arrêter un peu sur ce sujet : car je ne crois

  1. Notez que Tolstoï n’a jamais eu la naïveté de croire que l’idéal de célibat et de chasteté absolue soit réalisable pour l’humanité actuelle. Mais, selon lui, un idéal est irréalisable, par définition : c’est un appel aux énergies héroïques de l’âme.

    « La conception de l’idéal chrétien, qui est l’union de toutes les créatures vivantes dans l’amour fraternel, est inconciliable avec la pratique de la vie qui exige un effort continu vers un idéal inaccessible, mais qui ne suppose pas l’avoir jamais atteint. »