Page:Rolland - Vie de Tolstoï.djvu/194

La bibliothèque libre.
Cette page a été validée par deux contributeurs.

je ne te blâme point ; au contraire, je me souviens avec amour et reconnaissance des trente-cinq longues années de notre vie commune, et surtout de la première moitié de ce temps, quand, avec le courage et le dévouement de ta nature maternelle, tu supportais vaillamment ce que tu regardais comme ta mission. Tu as donné à moi et au monde ce que tu pouvais donner. Tu as donné beaucoup d’amour maternel et fait de grands sacrifices… Mais, dans la dernière période de notre vie, dans les quinze dernières années, nos routes se sont séparées. Je ne puis croire que ce soit moi le coupable ; je sais que si j’ai changé, ce n’est ni pour mon plaisir, ni pour le monde, mais parce que je ne pouvais faire autrement. Je ne peux pas t’accuser de ne m’avoir point suivi, et je te remercie, et je me rappellerai toujours avec amour ce que tu m’as donné. — Adieu, ma chère Sophie. Je t’aime.

« Le fait que je t’ai quittée… » Il ne la quitta point, — Pauvre lettre ! Il lui semble qu’il lui suffit de l’écrire, pour que sa résolution soit accomplie… Après l’avoir écrite, il avait épuisé déjà toute sa force de résolution. — « Si je m’en étais allé ouvertement, c’eût été des supplications, j’eusse faibli… » Il ne fut pas besoin de « supplications », de « discussions », il lui suffit de voir, un moment après, ceux qu’il voulait quitter : il sentit qu’il ne pouvait pas, il ne pouvait pas les quitter ; la lettre qu’il avait dans sa poche, il l’enfouit dans un meuble, avec cette suscription :