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âme tourmentée, dont Dickens et Tœppfer eussent été bien en peine. Dans la Matinée d’un Seigneur (octobre 1852)[1], le caractère de Tolstoï paraît nettement formé, avec l’intrépide sincérité de son observation et sa foi dans l’amour. Parmi les remarquables portraits de paysans qu’il peint dans cette nouvelle, on trouve déjà l’esquisse d’une des plus belles visions de ses Contes populaires : le vieillard au rucher[2], le petit vieux sous le bouleau, les mains étendues, les yeux levés, sa tête chauve luisante au soleil, autour, les abeilles dorées, volant sans le piquer, lui faisant une couronne…

Mais les œuvres-types de cette période sont celles qui enregistrent immédiatement ses émotions présentes ; les récits du Caucase. Le premier, l’Incursion (terminé le 24 décembre 1852), s’impose par la magnificence des paysages : un lever de soleil au milieu des montagnes, sur le bord d’une rivière ; un étonnant tableau nocturne, ombres et bruits notés avec une intensité saisissante ; et le retour, le soir, tandis qu’au loin les cimes neigeuses disparaissent dans le brouillard violet et que les belles voix des soldats qui chantent montent dans l’air transparent. Plusieurs types de Guerre et Paix s’y essaient à la vie : le capitaine Khlopov, le vrai héros, qui ne se bat point pour son plaisir, mais parce que c’est son devoir, « une de ces

  1. La Matinée d’un Seigneur ne fut achevée qu’en 1855-6.
  2. Les deux Vieillards (1885).