Page:Rolland Clerambault.djvu/333

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peine et la grandeur la tragédie dont son ami était le héros et la victime. Edme Froment, atteint d’un éclat d’obus à la colonne vertébrale, frappé en pleine vigueur, était un des jeunes chefs intellectuels de sa génération, beau, ardent, éloquent, débordant de vie et de rêve, amoureux et aimé, noblement ambitieux. Maintenant, un mort vivant. Sa mère, qui avait mis en lui tout son orgueil et son amour, le voyait condamné. Leur peine devait être immense ; mais chacun la cachait à l’autre ; et cette contrainte les défendait. Ils étaient fiers l’un de l’autre. Elle le soignait, le lavait, le faisait manger, comme un petit enfant. Et lui, se faisant calme pour lui donner le calme, la portait à son tour sur les ailes de son esprit.

— Ah ! disait Chastenay, on devrait avoir des remords de vivre et d’être sain, de posséder des bras pour étreindre la vie, des jarrets souples pour marcher et bondir, de boire à pleine poitrine cette fraîcheur d’air bénie…

Il ouvrait les bras en parlant, levait la tête, respirait largement.

— Et le pire, reprit-il, baissant la tête et la voix, comme honteux, — le pire, c’est que je n’en ai pas.

Clerambault ne put s’empêcher de sourire.

— Oui, ce n’est pas héroïque, continua Chastenay. Et pourtant, j’aime Froment, comme nul autre au monde. Je me désole de son sort… Mais c’est plus fort que moi. Quand je pense à ma chance, parmi tant de sacrifiés, d’être ici en ce moment, ici avec tous mes sens, j’ai beaucoup de peine à ne pas montrer ma