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CONDITIONS MATÉRIELLES ET MORALES

laire est mobile par essence. Non seulement le peuple ne sent point comme l’élite ; mais il y a toutes sortes de peuples : celui d’aujourd’hui, celui de demain ; celui d’une ville ou d’un quartier, celui d’un autre quartier ou d’une autre ville. Nous ne pouvons prétendre qu’à établir une moyenne, applicable au peuple de Paris et à l’heure présente.

La première condition d’un théâtre populaire, c’est d’être un délassement. Qu’il fasse d’abord du bien, qu’il soit un repos physique et moral pour le travailleur fatigué de sa journée. C’est l’affaire des architectes du théâtre futur de veiller à ce que les places bon marché ne soient plus des lieux de supplice. C’est l’affaire des poètes de tâcher que leurs œuvres répandent la joie, et non la tristesse ou l’ennui. Il faut une grande vanité, désireuse de s’étaler, ou un enfantillage un peu niais, pour oser offrir au peuple les derniers produits de l’art décadent, qui donnent bien du mal quelquefois à l’intelligence des oisifs. Et quant aux souffrances de l’élite, à ses angoisses et à ses doutes, qu’elle les garde pour elle : le peuple en a plus que sa part ; il est inutile de l’augmenter. L’homme de notre temps qui a le mieux compris et aimé le peuple, Tolstoy, n’a pas toujours échappé à ce travers de l’art, dont il a pourtant humilié si durement l’orgueil ; sa vocation d’apôtre, son besoin impérieux d’imposer sa foi, les exigences de son réalisme artistique ont été plus forts, je crois, dans la Puissance des Ténèbres, que son admirable bonté. De telles œuvres me semblent plus décourageantes qu’utiles pour le peuple. Si nous ne devions jamais lui offrir que ces spectacles, il aurait raison de nous tourner le dos et de s’en aller au cabaret chercher l’engourdisse-

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