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le théâtre du passé

les a point servis. Les virtuoses du sentiment, qui s’écoutent chanter, et chantent pour l’applaudissement, sont funestes, car ils habituent les âmes au mensonge intérieur.

C’est une thèse à la mode, — mise en circulation, je crois, par M. Jules Lemaître, — qu’il faut encourager le snobisme du public ; car il est, à son insu, l’allié de toutes les pensées nouvelles, auxquelles il apporte son argent et son crédit mondain. Il se peut que cette dédaigneuse indulgence soit à sa place dans la société actuelle. Nous n’en avons que faire, quand il s’agit du peuple. Un peuple peut se passer de beauté ; il ne doit pas se passer de vérité. Nous ne lui demandons pas de respecter et d’admirer ce qu’il ne comprend pas : cela sert à former un peuple de fonctionnaires pliés au despotisme. Nous lui demandons de ne rien admettre qu’il ne comprenne, de ne rien admirer qu’il ne sente. Qu’importe qu’il soit injuste d’abord pour quelques grandes œuvres ? Il est plus près d’elles en les niant, que les snobs en les applaudissant ; et il garde intacte en lui la source de vérité, d’où sort toute grandeur. Je serais tranquille sur l’avenir d’un tel peuple. Bien doué, comme est le nôtre, et sincère, — si on le décharge seulement de l’excès de labeur qui l’écrase, si on lui donne des loisirs pour penser, — il n’est rien à quoi il ne parvienne. — Mais le mensonge de pensée et de sentiment que dégage presque toute notre poésie d’aujourd’hui, l’infecterait pour jamais.