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le théâtre du passé

combats de taureaux et les boucheries du cirque y seront rétablis par un retour de barbarie, toujours possible, mais que du moins nous ne favoriserons point ; — nous sommes moins loin encore de Sophocle que de Shakespeare. Tout nous sépare de Shakespeare : le temps et la race à la fois. Rien ne nous fait plus sentir l’infirmité de notre esprit à pénétrer pleinement et sans préparation la forme d’un siècle passé. Ce style qui, dans son temps, était un voile transparent, exactement modelé aux souples lignes de la pensée, nous en sépare aujourd’hui, comme un rideau opaque et bariolé, dont les étranges dessins et les couleurs éclatantes nous brouillent et brûlent les yeux. Assistant, une fois, à une lecture populaire de Macbeth par Maurice Bouchor, je tâchais de m’oublier moi-même, d’être peuple, comme ceux qui m’entouraient ; et j’avais un sentiment de gêne, en quelque sorte de honte, à entendre certaines métaphores, dont la grandeur archaïque prenait dans ce milieu un caractère d’emphase obscure et de prétention presque insupportable. Faut-il donc dévêtir Shakespeare de la grâce précieuse et sauvage de son style ? Tâche sacrilège, périlleuse, pénible à ceux qui l’aiment. Mais cela ne suffirait même point à sauvegarder l’intégrité du reste. Il faudrait trancher, rogner, limer, dans les caractères et dans l’action, pour les mettre au point d’un public populaire. Les Anglais eux-mêmes ne s’en font pas faute, — ni les Allemands, avec leurs prétentions à l’exactitude, et ces illustres traductions « presque aussi belles que l’original », — une phrase qui en dit long sur leur façon de sentir Shakespeare ! — À plus forte raison, devrions-nous, en France, nous résigner à ces profanations. Sans

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