Page:Rosny aîné - La Vague rouge.djvu/107

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chevelure en colback ; elle avait le geste rapide, court et imprévu ; sa main était tenace et brutale ; ses petits yeux triangulaires exerçaient une surveillance efficace sur les consommateurs et sur Jules dit Béquillard, le garçon, personnage haut sur pattes, qui unissait l’adresse à l’ahurissement.

Rougemont aimait naturellement les cabarets. Ils ont un grand charme. La bête humaine y vit ses rêves et sa liberté ; les instincts s’y expriment ave une sincérité émouvante. C’est le lieu du génie populaire, plein d’âmes imprévues ; le vulgaire même y revêt une confuse personnalité. Car l’alcool rompt jusqu’à la vanité : il a des périodes, des nuances et des vibrations sans nombre ; à chaque lampée, il décharge ou charge des bouteilles de Leyde dans l’organisme, découvre les lies de la pensée et les abîmes du subconscient. Comme ce lieu si libre est aussi un lieu très social, l’individu s’y exprime et s’y confie. Il y est avec ses complices, tous venus par le même besoin d’échapper à la contrainte et à la monotonie, par la même volupté facile et par une obscure fraternité.

Rougemont y avait connu des heures excellentes. Il regrettait que l’alcool fût un poison : aux jours tristes ou las, qu’il serait doux de se donner cette exaltation dont la source est aussi innocente que le miel des abeilles !… Quoique sobre, il lui arrivait de céder à l’aimable venin. Alors, sa propagande était plus fervente, plus cordiale et plus heureuse.

Il prit un ascendant énergique sur Isidore Pouraille, dit Bancroche, sur Dutilleul et les Six Hommes, sur Jacquin l’Homard, sur Antoine Bardoufle, sur Gourjat dit la Trompette de Jéricho, sur les deux fils Bossange, le jeune Meulière et même sur le personnage frileux qui se nommait Fallandres. Son influence s’exerçait moins sur le père Meulière et sur Hippolyte Lebouc. Elle était nulle sur Tarmouche le jaune, sur Castaigne dit Thomas,